La vie est dure. C'est la première chose qu'elle a appris. Il n'y a pas de raison pour qu'elle soit facile, pas vrai? Ce n'est pas parce qu'on est un enfant qu'on doit être épargné. Il faut apprendre. Il faut grandir. Vite. Pour survivre.
Survivre à ses parents, aux disputes, aux cris. Les sons assourdis et la porte qui claque.
Survivre à l'exigence d'un père jamais fier, jamais content. A une mère partiale et distante. Survivre à son frère, la complicité englobante, un plus un - toi plus moi égal tout. Perfection éphémère qui ne peut survivre à l'enfance.
Survivre au temps qui prend, écorne les souvenirs change l' amour en haine.
Et les gens se séparent et les chemins divergent restent les idées noires.
Elle t'aimait plus que moi maman aux cheveux blancs et ses sourires anxieux ses sermons ses serments... partie, pourtant avec toi seulement.
Seule survivre, car on est toujours seul en fin de compte. Faire sa vie bravement faire plus que survivre exister et se battre.
Pour se battre elle est partie, a quitté sa patrie, cherchant la réussite à l'école de Frewick. De son éducation elle a gardé la rigueur, l'âpreté au travail et cette froideur du regard qui dit qu'à dix-sept ans, elle ne croit déjà plus à l'amour.
Si on l'interroge elle parlera d'une enfance banale avec le ton morne qui ne veut se souvenir. Pas de drame ni d'émoi,  une famille populaire où chacun joue son rôle.  Médiocre dira le pli des lèvres amer. Elles se souviennent du goût des fruits pas mûrs cet acide un peu pingre comme les bisous hâtifs sur les joues collantes. Sur son frère elle passe vite, elle ne raconte pas la ressemblance, deux têtes blondes deux bouilles d'anges les cheveux en bataille et les genoux crottés. Les jumeaux, les appelaient-on, ni Wissel ni Hakim mais juste les jumeaux. Ils ont été farceurs et innocents mais elle l'a oublié.
Ils n'avaient pas de pokemon, pas les moyens, alors le travail c'était eux qui le faisaient.  Un père triste et digne contremaître à l'usine, engoncé dans sa moustache comme dans un costume trois pièces. Une mère au foyer dont la vie s'exprimait en une suite de problèmes dont on ne voit pas le bout ; et Wissel se demanda bien vite qu'elle était sa place dans cette liste, entre la réparation du lave-linge et les voisins braillards. Sa mère l'aimait bien sûr, oui mais. Toujours un mais, un si, une condition ou une plainte. Peut-être n'avait elle pas le cœur assez gros pour deux enfants. C'était fatigant, après tout. Une charge, un souci, un problème. La télé n'y suffisait pas.
Wissel n'était pas démonstrative. Wissel était trop renfermé. Wissel ne souriait pas assez, elle gardait les yeux dans le vague et soupirait parfois, ce qui, jeune fille, est de l'insolence ! Elle avait hérité de son père la mélancolie, cette légère maladresse qui l'empêchait toujours d'avoir les bons mots. Elle avait finit par éviter sa mère pour échapper aux silences gênés et accepté l'idée qu'elles n'avaient rien à se dire.
Son père elle l'avait admiré, pour l'argent qu' il ramenait, ses heures de travail pugnace, son air fier, même quand il n'y avait pas de quoi.
Tu es bien comme ton père, c'étaient les mots qui revenaient le plus dans la bouche de sa mère. Elle avait vite compris que ce n'était pas un compliment.
Puis, comme dans un conte mal fagotté, l'argent vint à manquer. Alors le couple explosa, chacun pour soit, sauve qui peut. Après une période discordante de vaisselle brisée et de portes claquées, la séparation scella leur sort : sa mère partit avec Hakim et Wissel demeura avec son père. Ils avaient treize ans lors du divorce. Un an plus tard, Wissel quittait Scilla, excédée de la vie monotone avec son paternel.
Prenant son parti, elle s'était disputée avec sa mère, puis son frère. Et un an de relation seuls à seuls avait suffit à éteindre l'admiration qu' elle avait éprouvé pour cet homme petit, minable, incapable d'imagination.
La famille l'avait enfermée dans ces murs étroits, ces conflits futiles, cet horizon razibus. Oh, la bêtise et la méchanceté, cette aigreur d'être enfermés dans la même jarre trop longtemps.
Alors elle partit, les laissant loin derrière. Faire sa vie pour soit, selon ses valeurs, et ses valeurs lui désignaient une profession : Ranger !
Parce qu'elle était étrangère, d'un milieu populaire et qu' elle était une fille, elle faisait deux fois plus d'efforts que les autres... ou c'était peut-être juste son caractère. Travaillant à côté, elle gagna vite une réputation d'élève sérieuse, brillante et antipathique.
Ayant obtenu son diplôme avec mention, elle est désormais en exercice au poste de Frewick. Mais ses supérieurs ne sont pas très satisfaits : outre l'assurance presque arrogante de la jeunesse, ils lui reprochent son individualisme et son incapacité à travailler en équipe.